
Episode 55
Dans nos contrées l’obligation militaire est devenue si “old school” qu’on est arrivé dans une phase où un fils n’a jamais vu son père en tenue de combat.
L’union fait la force est un slogan qu’on prête à nos aïeux, à ceux qui ont fait l’histoire, à Guillaume Tell ou Arnold de Winkelried.
Ici en Afrique australe, je n’ai pas encore eu le loisir de rencontrer quelqu’un que la guerre n’a pas affecté.
Je vous transmets ici un peu de leur voix.
Lorsque je proposais à Chris de lui faire quelques spaghettis, mais des vrais, en partant de farine et d’œufs, il me répondit :
- Non, pas des pâtes, plus jamais. C’était notre plat favori quand on traquait l’ennemi. On mangeait des pâtes avant de leur tirer dans les pattes. Plus jamais de pâtes, plus jamais, j’ai juré.
Près de Joburg, je discutais avec un motard qui me parla de son rêve de parcourir l’Afrique, comme moi… enfin, surtout l’Afrique du Sud, déjà, c’est assez grand comme ça, et c’est déjà bien…
Il ajouta :
- Tu sais, les blancs d’Afrique du Sud n’ont pas l’habitude de voyager, avec ce qu’on a fait, il n’y a pas si longtemps, on n’est pas bienvenu dans beaucoup de pays d’Afrique, alors autant rester chez nous, éviter les conflits. Je ne suis pas responsable de leur souffrance, mais j’en possède l’héritage.
L’Angola a cessé de se battre en 2002, j’avais alors 27 ans.
Quand je demandais à Alfredo pourquoi il semblait si marqué ? N’était-ce pas venu le moment de se pardonner ?
Il me répondit :
- J’ai tué mes frères, assassiner mes cousins. Avec mon père un matin, on frottait la rue devant chez nous pour tenter d’en faire disparaître les taches de sang. On frottait, on frottait, mais le rouge ne partait pas. On a alors décidé de refaire le bitume, pas besoin de couleur dans la vraie vie pour se souvenir des péchés du passé.
Il a ajouté :
- Mes enfants, mais peut-être surtout les enfants de mes enfants auront le courage de pardonner, nous, on veut surtout oublier. Je crois qu’il faut d’abord un peu oublier pour trouver la force de se pardonner d’abord et de leur pardonner à eux ensuite.
Un soir, au coin du feu, Ruppert me décrit ses activités dans le bush, par groupe de 4, cette appréhension avant de partir pour explorer, renseigner et si possible, tout faire péter. Le chef les pressait. Ils avaient peur. C’était le temps de la jumping jack, cette mine anti-personnelle sauteuse qui vous cisaillait les jambes à hauteur des genoux.
- Je ne sais pas pourquoi on acceptait. On chiait au froc, on pleurait, on repoussait le moment et puis, on y allait. Il fallait bien. On revenait entier. On pleurait encore. On jurait que jamais on y retournerait. Et quelques jours après on repartait.
Je pense à mon fils, aux jeunes de chez nous et je constate que ça fait bien longtemps que la peur de mourir est partie.
Certain appellent cela le progrès, je pense que c’est ce qui leur permet de se trahir et de s’oublier.
©tous droits réservés