Chapitre 78 IOVMEDR
Vous quittez Namibe après trois jours inoubliables.
Misoge dormait chez son ami Paulo. Il vous a invité à son tour. Il est amoureux d'une jeune fille très jeune. Cela vous choque, mais vous êtes visiblement le seul. C'est courant ici : il a de l'argent, c'est un entrepreneur avec un succès local, son amoureuse est en quête de succès, c'est ce qu'on appelait chez nous, dans le temps, "un bon parti".
Vous passez trois jours à regarder ce club de moto s'affairer autour de Lily. C'est une sorte de gang où la mécanique ressemble à de la chirurgie. Misoge réfléchit, les mains levées. Un apprenti lui glisse les appareils dont il a besoin dans les mains, un autre apporte régulièrement des bières et un dernier vous sustente régulièrement en nourriture du coin, rapide et épicée. Plusieurs fois, vous vous surprenez à somnoler.
On travaille de jour, un peu de nuit, le pneu que Misoge vous remplace est une seconde main, il vous rend attentif :
- Tu seras à l'aise avec ton pneu arrière, mais je te recommande de ne pas faire plus de 1'000 kilomètres avec lui si tu ne veux pas mourir, cela devrait te permettre d'atteindre Windhoek (la capitale de la Namibie, votre prochain pays) pour en acheter un neuf.
Vous buvez, trop, mais c'est la vie de motard.
Vers midi, une jeune fille vient faire la quête, du moins c'est votre impression :
- C'est ma nièce, précise Paulo, elle recueille un peu d'argent pour notre frère, qui est en prison, tu veux donner quelque chose ?
Vous prenez quelques billets dans votre poche pour participer à l'effort commun.
- Il n'a rien fait, tu comprends, c'est une erreur judiciaire. Et c'est notre frère, alors on est là pour lui ! Il sortira bientôt.
Vous souriez. Vous êtes dans "Sons of Anarchy". Au coucher du soleil, les hommes s'équipent de lampes portatives et se séparent en deux groupes : ceux qui éclairent et ceux qui travaillent. Tous ont les mains pleines de graisse de moteur.
Une femme d'une vingtaine d'années approche d'un porteur de lumière :
- Tu m'avais promis de me faire l'amour, viens, j'en ai marre d'attendre.
Le jeune homme s'excuse. Il tend sa lampe à son prochain et suit la jeune femme jusqu'à un véhicule parqué plus loin.
Le groupe de motard rit.
Ils parlent en portugais, Misoge traduit.
- Elle a besoin d'argent, il veut tirer un coup. C'est comme ça ici, tu verras, il va revenir bientôt. Tu veux tirer un coup ?
Vous refusez d'un signe de tête.
- Tu sais, tu as le droit de prendre du plaisir, on est ici pour ça, et avec tes qualités de mécanos, on n'a pas vraiment besoin de toi dans l'heure qui vient...
Tout le monde rit à gorge déployée.
Vous vous penchez en arrière sur votre chaise. Quel monde à la fois étrange et simple !
Après trois jours d'une réalité hollywoodienne, Lily est debout sur ses deux roues, prête à reprendre la route. Vous prenez chaque membre de ce club de moto dans vos bras. Vous avez vécu avec eux durant ces trois jours, dormi par terre, mangé gracieusement leur nourriture, mais vous constatez que vous avez profité de bien plus que cela : vous êtes des leurs. Vous leur proposez de les accueillir chez vous.
Si loin de la Suisse, vous savez que ce sont des paroles en l'air, mais c'est en quelque sorte les mots qu'ils veulent entendre, savoir que ce qu'ils ont fait pour vous, vous serez prêt à le faire pour eux. C'est le contrat social africain !
Vous prenez la route de Benguela, une larme à l'œil.
Vous repensez à Nietzsche ! Ils sont humains... trop humains !
Le 6 mars 2023 vous prenez la route de Lyon, pour y passer votre anniversaire. Vous ne roulez pas sur l'or en Suisse, mais c'est devenu une tradition que d'aller passer le week-end dans la capitale de la gastronomie française avec Charlotte.
Vous n'êtes pas inquiet, plutôt satisfait de savoir que vendredi, en rentrant, vous pourrez enfin mettre le jeu d'Anzère à disposition de vos clients dans vos locaux de Sion.
C'est malheureux, cet échec entrepreneurial, mais vous vous habituez au fait que tout ne peut pas se transformer en succès.
Ce week-end à Lyon est aussi l'occasion de mettre une certaine distance avec vos affaires professionnelles, mais aussi et surtout privées et votre besoin de vivre, ou plutôt de survivre. Vous qui n'aimiez pas votre anniversaire, ce week-end à Lyon est l'occasion d'apprendre à apprécier le chemin, comme le motard. Vous apprenez qu'il est plus important de se satisfaire du chemin parcouru plutôt que de s'arrêter sur l'objectif atteint.
En effet, si jeudi passé vous concluiez ce contrat avec Jipé, le lendemain, vendredi, vous aviez rendez-vous avec une "médiatrice" afin de procéder pacifiquement à un divorce à l'amiable.
Contre toute attente, ce rendez-vous s'est très mal passé. Alors que tout laissait présager à une séparation intelligente, vous vous êtes retrouvé face à une avocate aigrie, trompée par son mari, qui a vu en votre histoire le reflet de la sienne. Elle a voulu vous expliquer, vous convaincre, vous faire payer. Elle a été insultante et a donné par son discours des moyens à votre épouse de croire qu'elle était dans son bon droit.
Avant de quitter la Suisse, vous avez très poliment expliqué à cette "médiatrice" qu'elle représentait tout ce qui vous exécrait le plus sur terre.
Poliment !
Avec copie à Marilou !
Vous n'en pouvez plus de ces gens !
Vous aussi, vous aviez envie de penser qu'un jour, en cas de besoin, le tout-puissant mettrait sur votre route une aide inattendue comme celle que vous avez octroyée à tous les gens qui ont participé à votre style de vie. Marilou en est un exemple frappant.
Si vous jouez au jeu de "qui seriez-vous devenu sans la présence de l'autre", vous êtes convaincu que vous n'auriez pas été si différent sans cette rencontre. C'est certainement dû à votre indépendance, votre liberté de penser mais surtout à votre foi en votre propre destinée, alors que Marilou vous doit tout. Chaque objectif qu'elle a atteint découle de votre soutien, qu'il soit financier à l'époque ou intellectuel. Marilou a appris avec vous une leçon impossible à apprendre de manière autodidacte, celle que tout est possible, une ouverture d'esprit qui fait la différence entre la vie monotone routinière et l'héroïsme d'une vie que vous vous choisissez.
Elle vous a appris le savoir-vivre !
Vous lui avez appris le savoir-être !