77. Le poissonnier ambulancier

77. Le poissonnier ambulancier

Mercredi, Mai 7, 2025 [ROMAN]

Chapitre 77 IOVMEDR

Lodi vous ramène dans un garage de Lubango, la ville que vous veniez de passer.

Ce sont des membres du club de moto qui s'affairent sur Lily.

La batterie est en sur-tension, ainsi elle a explosé après 80 kilomètres, mais c'est normal, en remettant les fils dont certains avaient été arrachés lorsque le siège s'était abaissé, Lodi n'a pas contrôlé ce paramètre. Il suffit donc de changer la batterie. Vous pouvez repartir.

Vous êtes bien content que ce soit arrivé juste après cette ville et pas au milieu du désert. Surtout que plus vous descendez vers le sud, plus le désert reprend ses droits. Il y a même des passages délicats, franchissement de rivière que seule une moto ou un véhicule prévu à cet effet peut se permettre de traverser.

Vous ne faites pas le malin durant les franchissements, de l'eau plus haute que vos hanches.

Pourvu que le moteur ne se noie pas.

Vous êtes stressé les premiers cent kilomètres, puis vous vous dites que si Lily a tenu si longtemps, alors elle tiendra toujours. Avec les problèmes de surtension de batterie, soit ça casse rapidement, soit c'est jamais.

Vous échangez quelques messages avec Misoge, le garagiste qui vous attend à Namibe. Il a visiblement des pneus pour vous ainsi que ce fameux ordinateur Honda.

Vous avalez les kilomètres au milieu du désert. Des singes vous accompagnent le long de la route tandis que vous ne savez plus où regarder tant les décors sont magnifiques. Ce désert est un désert de pierre, avec des rochers perdus au milieu de grands espaces un peu à l'image du Marlboro country américain. Il y a des plateaux qui surplombent des canyons. Vous suivez la route qui serpente au milieu de ce décor de western.

Après la rivière, c'est une piste qui poursuit vers le sud, une route de gravier souvent interrompue par les fameuses "tôles ondulées", ces vaguelettes créées par l'érosion du vent sur le béton qui provoquent d'énormes secousses et mettent les machines à rudes épreuves. Vous êtes prudents, il ne faut pas que la soudure de Lodi casse.

Après 300 kilomètres de désert, vous retrouvez le bitume. À une vingtaine de kilomètres de Namibe, vous vous arrêtez de côté afin de demander à Misoge l'endroit précis du rendez-vous.

Les pierres du bord de la route sont si chaudes qu'elles font fondre le dernier millimètre de pneu de votre roue arrière. Une grosse bulle apparaît sur le caoutchouc, puis explose. Vous ne repartirez plus.

Vous vous couchez dans le désert.

Encore une fois :

- Misoge, je suis désolé, j'ai percé, le kit de réparation ne suffit pas, je suis au bord de la route.

- Envoie-moi ta position, je viens te chercher.

Couché dans le désert, vous repensez à ces motards, à Lodi, à Misoge, mais aussi à Marius au Bénin ou à Tubei à Dakar, tous ces gens qui ont répondu présent à chaque fois que vous les avez appelés, sans vous connaître, sans savoir qui vous étiez. Ils sont venus, ils vous ont assistés, ils vous ont appuyés, et la plupart du temps, sans vous demander quoi que ce soit en échange, même pas d'argent.

Les Européens pensent qu'ils détiennent la palme de l'accueil et de la gentillesse, mais lorsqu'on vit la serviabilité des Africains, on comprend qu'en Europe c'est plutôt la palme de l'égoïsme que l'on détient. Le sujet a déjà été évoqué plus tôt durant le voyage, mais en Europe, nous avons réussi à sous-traiter notre hospitalité. En échange d'argent, vous pouvez loger dans des auberges, des hôtels, profiter d'être rapatrié via le Touring Club suisse, mais plus personne ne vous offrira un lit, à manger ou se débrouillera pour venir vous chercher au milieu du désert avec sa propre voiture.

En Europe, nous n'avons pas le temps !

Vous repensez à cette discussion lunaire que vous avez eue avec Lodi :

- Tu ne veux pas vraiment que je te paie pour le travail que tu as fait ? Tu y as passé du temps, tu m'as fait profiter de tes compétences ? Cela vaut quelque chose, non ?

- Écoute Pierre-Yves, sur le principe, tu as raison, mais tu vois, lorsque je te regarde, je vois un de mes rêves en mouvement. Moi aussi, un jour, je souhaite prendre la route avec ma moto, je veux suivre ton chemin, parcourir le monde, venir pourquoi pas en Europe. Peut-être seras-tu en mesure de m'accueillir en Suisse ?

- Bien entendu, tu seras mon invité, je te rendrai la pareille, ne t'inquiète pas...

- Oh, ajoute-t-il en levant les yeux au ciel, c'est un réflexe très européen de croire que je fais cela en échange d'un bon procédé, non, c'est plus profond que cela. Tu vois, lorsque je voyagerai, peut-être que quelque part, en Espagne ou ailleurs, je percerai mon pneu au bord de l'autoroute.

Il vous regarde. Il attend de voir dans votre regard une compréhension ouverte avant de poursuivre :

- Ce jour-là, j'espère que quelqu'un, pas loin, avec un ami viendra à mon secours, m'aidera, sans contrepartie, juste parce que celui qui est nous regarde, celui qui est en haut, sait que j'ai fait de même en Angola. Alors ce tout-puissant me rendra la pareille alors que je serai à vingt mille kilomètres de chez moi.

Il montre en disant cela, le ciel !

- Tu vois mon ami, il ne s'agit pas de toi et moi, mais d'une dimension bien plus grande qui m'assure que si je t'aide, alors une fois, lorsque j'aurai besoin d'aide, une autre personne viendra à mon secours et qu'on formera toi, moi et lui, les premiers maillons d'une chaîne universelle de motards qui s'entraident ! J'en suis convaincu ! Voilà pourquoi je ne veux pas de ton argent, parce que je veux que le destin prenne crédit d'une future aide dont j'aurai certainement besoin !

Misoge n'a pas de véhicule adapté pour venir vous chercher. Vous n'aviez pas tout à fait compris, mais en fait, il est garagiste à Benguela, une ville à 300 kilomètres à l'est de Namibe. Il est sur la côte pour profiter de quelques jours de vacances.

Il est venu avec Paulo, son ami, motard lui aussi, qui possède une camionnette.

Alors que vous tentez de mettre Lily sur le pont, vous comprenez que Paulo est poissonnier, que sa camionnette est celle qui, d'habitude, transporte le poisson et qu'elle n'est pas du tout prévue pour remorquer une moto de 500 kilos.

Vous arrêtez un bus qui passe sur la route, après avoir attendu une bonne heure et c'est avec l'aide de plusieurs inconnus que vous parvenez à hisser Lily sur le pont du véhicule.

Dans le camion vous comprenez encore que Misoge vous attendait, mais que vos pneus sont à Benguela dans son garage et qu'il n'a pas d'ordinateur Honda.

Vous souriez !

L'Afrique !

Jipé vous transmettra les chiffres de janvier et février en même temps, tout début mars. Ils sont faciles à retenir, ces chiffres : zéro !

Aucun client de tout l'hiver.

Vous étiez disposé à faire semblant, mais vous comprenez alors que Jipé ne veut plus de votre collaboration.

Vous en avez assez enduré, des plans foireux, alors vous décidez de venir à Anzère le voir, pour en discuter.

Le jeudi 2 mars 2023 vous vous rendez au restaurant, bien décidé à tout faire pour que cela se passe calmement, comme il se doit entre deux amis.

Vous comprenez rapidement que Jipé veut se débarrasser du jeu, mais qu'il a peur que vous lui demandiez des comptes, que vous activiez la clause pénale de 1000 CHF par an prévue dans votre contrat. Vous le rassurez immédiatement.

- Non, Jipé, tu sais, on fait des essais, on espère que ça fonctionne, et ce n'est la faute de personne, mais ici, en ce moment, ben ce n'était pas l'activité à proposer, point. Il ne sert à rien de chercher des coupables ou des responsables. Je reprends le jeu, on termine le contrat à l'amiable, comme ça, et c'est tout bon.

- Je te remercie Pierre-Yves, je crois que c'est en effet le mieux à faire. Écoute, laisse-moi organiser le transport et on dit que vendredi dans huit jours au plus tard, tu auras le jeu à Sion.

Vous vous serrez la main.

Des échecs, dans la vie d'entrepreneur, ça arrive.

Jipé et vous, vous comprenez !

Vous vous levez, satisfait du ton et de la direction qu'a pris la discussion lorsque sur le palier, Jipé vous lance :

- Mais avoue quand même que c'était un peu de la merde, ton jeu !

Vous êtes surpris, mais sans réfléchir vous lui répondez :

- Non, tu sais, à Yverdon, le même jeu fait un peu plus de 10'000 CHF de chiffre d'affaires par mois. C'est juste qu'ici ça ne marche pas, je n'ai pas d'explication, mais c'est comme ça !

Vous sortez.

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