
Chapitre 51 IOVMEDR
Partie V : Transcendance
Vous aviez hâte de reprendre la route.
Cette pause de presque un mois vous a permis de vous ressourcer, de vous soigner, mais aussi de vous recentrer sur vos objectifs.
Chez les motards, on dit souvent que le chemin est plus important que la destination, cela est d’autant plus vrai dans votre expédition. Parce que soyons honnêtes, votre objectif est difficile à cerner. Vous étiez parti pour faire la côte ouest de l’Afrique, vous en êtes à la moitié. Et après ?
C’est grisant de voyager ainsi ! Vous revenez à l’essentiel. Vous ne mangez pas toujours à votre faim, vous dormez à la belle étoile, votre santé est plus importante que tout puisqu’une simple grippe peut vous clouer sous tente. Vous apprenez à avoir peu de matériel et à en prendre particulièrement soin.
Votre programme sur la route est simple : vous roulez de 9h à 15h environ, puis vous vous installez pour la nuit afin d’écrire, de travailler sur vos films, de vous nourrir convenablement et de dormir paisiblement.
La colère n’est pas partie.
Pas encore…
Vous la sentez au repos, derrière vos yeux. Parfois, alors que vous regardez les étoiles, elle revient vous hanter, mais une fois par semaine environ, tout au plus. Vous apprenez à prendre soin de vous, à ignorer les autres et à réfléchir à la vie, aux valeurs qui vous sont essentielles et à la raison qui fait que les hommes passent leur temps à se déchirer.
C’est assez européen, somme toute, de se déchirer. L’égoïsme de nos individus, la peur de se rencontrer et les rapports de force sont quelque chose d’éminemment propre aux personnes à la peau blanche. Les Africains ne pensent pas comme cela. Le fait de voyager seul permet à l’autre de venir très facilement à votre rencontre. Vous partagez, vous échangez. Vous avez remarqué que même lorsqu’un Africain est énervé contre vous pour n’importe quelle raison, -il manque un document ou vous êtes au mauvais endroit au mauvais moment,- alors il suffit de lui demander son appui pour qu’il se calme et décide de vous aider. Si un policier, par exemple, vous alpague :
- Monsieur, non, ce n’est pas comme ça, nous sommes éduqués ici et je vais vous faire passer l’envie de vous moquer de moi !
- Excusez-moi, monsieur, je cherche désespérément un hôtel, mais je suis perdu je crois…
Le policier se calme immédiatement. Il vient vers vous, il cherche avec vous, il demande autour de lui, il vous aide.
Le ton de sa voix s’éteint pour devenir amical.
Sa colère à lui n’aura duré qu’un instant.
Il vous laissera repartir rapidement.
C’est ainsi, souvent !
Vous en vivrez l’expérience en arrivant au Ghana.
Vous avez roulé vite, repérant en faisant la route jusqu’à Assainie tous les endroits que vous aviez découverts ensemble, avec Charlotte. Vous êtes triste.
Ceux qui sont restés en Suisse pensent que vous êtes riche : riche de l’expérience que vous êtes en train de vivre, riche parce que ce voyage doit coûter une fortune, riche d’être libre et indépendant comme vous l’êtes.
Mais ils ne savent pas !
Ils ne savent pas qu’un tel voyage ne coûte pas grand chose comme vous le faites, vous tentez de vivre avec 30 CHF par jour; qu’un tel budget exige beaucoup de sacrifices, comme de dormir à la belle étoile, manger ce que vous trouvez au bord de la route et vivre dans l’inconfort le plus total. Alors oui c’est évident, vivre ainsi est une expérience dingue à elle toute seule. Vous savez que peu de ceux qui sont restés en Suisse seraient capables d’une telle modestie. Vous en avez bavé dans votre vie, que ce soit avec cette enfance compliquée, à vous retrouver à la rue sans le sou avec comme seul allié votre intelligence pour trouver le meilleur moyen de financer vos études, que ce soit dans votre carrière militaire durant laquelle plus d’une fois vous vous êtes arrêté sur le chemin du travail pour pleurer votre spleen dans votre voiture, sur une aire d’autoroute ou encore cette fin de vie de couple où dénigrement et rabaissement de votre personne ont rythmé les battements de votre cœur.
Vous vous êtes habitué à cette vie de merde !
Aujourd’hui, cette mauvaise habitude est votre meilleure alliée. Elle est le tremplin qui vous permet de vivre tout cela sans que ça ne soit difficile.
Et mon Dieu que vous kiffez cette vie !
Vous kiffez, malgré la tristesse de cette autoroute qui vous emmène maintenant loin de la Côte d’Ivoire, dans le treizième pays.
À la douane, vous avez gardé deux cents dollars en liquide, exactement le prix du visa. En vérité, vous en avez pris quarante de plus au cas où, mais le douanier n’est pas content. Il aurait voulu un paiement en monnaie locale, il vous demande de changer votre argent.
Vous vous énervez : tout d’abord, vous avez pris des dollars avec vous car on vous a dit que c’est ainsi que vous deviez payer, et ensuite, votre budget est super limité et vous n’êtes pas sûr d’avoir autant d’argent sur votre carte de crédit aujourd’hui. Un peu fâché, vous sortez du bureau en quête d’un gars qui serait d’accord de vous échanger vos dollars au marché noir.
Les nouvelles vont très vite, puisque l’homme providentiel vous attend juste devant le bureau de douane. Vous négociez avec lui, c’est difficile, d’autant plus que vous le faites en anglais.
L’homme veut 240 dollars pour vous donner la somme de 200 USD en monnaie locale, autrement dit, il exige 40 USD de commission, soit un peu moins de 25% de commission. Vous montez sur vos grands chevaux, mais toujours en restant très poli. Soudain, contre toute attente, le douanier sort de son bureau et vous conseille d’accepter l’argent du monsieur.
Vous pétez littéralement un plomb !
Vous insultez l’homme, le douanier et toutes les personnes autour de vous. Vous êtes furieux et bien décidé à retourner en Côte d’Ivoire et à tenter votre chance une autre fois, ailleurs, ce n’est pas la seule douane disponible.
Vous vous retrouvez seul dans la rue.
Vous vous asseyez sur un muret.
Vous êtes vraiment trop con. Vous savez qu’à la douane, c’est la chose à ne jamais faire. Cette fois, vous êtes allé trop loin. Ce qui vous a mis hors de vous, c’est ce douanier, un fonctionnaire d’état, venu à la rescousse d’un homme qui fait du marché noir ! Dans votre tête cela a buggé, vous étiez en pleine négociation, vous auriez pu vous en sortir, mais une de vos valeurs profondes, c’est la justice. Cette alliance était selon vous contre nature. Le douanier aurait dû vous aider vous.
Maintenant, vous avez gâché votre chance de passer aujourd’hui au Ghana. Cela s’explique certainement par l’immense tristesse d’avoir vu Charlotte retourner en Suisse associée à ce sentiment d’injustice de vous retrouver sur les routes africaines le temps que vos affaires se règlent en Suisse. Car revenons-en au but de votre voyage, à cette fameuse destination ! Ce n’est rien de plus que vos affaires en Suisse.
Vous ne rentrerez que divorcé, les procès terminés. C’est cela votre destination. Non pas un lieu, mais un temps.
La question n’est pas où, mais quand !
Vous rentrez dans le bureau du douanier :
- Je suis vraiment désolé, je me suis emporté. Écoutez, je ne suis pas venu pour vous embêter, mais lorsque je suis passé dans votre ambassade à Abidjan, ils m’ont vraiment conseillé de prendre des dollars avec moi pour pouvoir payer mon visa ici. C’est ce que j’ai fait.
Le douanier ne dit pas un mot.
Il tend la main, vous lui donnez les 200 USD. Il laisse sa main tendue. Vous y ajoutez les 40 USD que vous possédez.
- Je n’ai vraiment pas plus, monsieur.
Sans vous regarder, ni même vous parler, il pose le sceau dans votre passeport qu’il vous rend :
- Bienvenue au Ghana, Monsieur Franzetti.