46. Apprendre à dire non

46. Apprendre à dire non

Dimanche, Février 23, 2025 [ROMAN]

Chapitre 46 IOVMEDR

Vous commencez à comprendre le but de votre voyage.

Vous avez beau vous dire que vous ne fuyez pas, vous sentez bien que vous roulez trop vite, trop loin, sans prendre le temps de visiter les pays que vous traversez.

Jusqu’à Dakar, vous avez roulé sans réfléchir, n’ayant pour but que de poser le plus de kilomètres possibles entre votre maison et vous. Depuis Dakar, vous êtes plus en mode : si ça doit se présenter à vous, alors cela se présentera. Abidjan est une révolution dans le sens où pour la première fois, vous décidez de vous rendre vers des lieux dont les locaux vous parlent. Il est temps de découvrir en sortant des sentiers battus.

Vous prenez donc la route en direction de San Pedro, une ville au bord de l’océan tout à l’ouest de la Côte d’Ivoire. Cela vous fait revenir en direction du Liberia, par la route que vous souhaitiez initialement prendre mais dont l’état vous a convaincu de prendre par le Nord. Le bord de l’océan de cette côte vous renvoie les images de cartes postales des destinations sous les tropiques : sable blanc, cocotiers avec toujours un tronc recourbé en bordure d’océan, tout est réuni pour vous vautrer dans des poses instagrammables. Avant d’y parvenir, vous tentez de sortir d’Abidjan. Des voitures dans n’importe quel sens, dans n’importe quelles directions, avec des bouchons grandissants et une police pro-active et volontaire mais franchement très inutile. Vous arrivez à Sassandra, vous visez un camping difficile d’accès, vous profitez de vous arrêter au marché histoire d’acheter quelques denrées pour ce soir et demain. Vous voyez sur la plage un restaurant relativement chic. Vous décidez d’y prendre votre dernier repas cuisiné avant les trois prochains jours de barbecues au feu de camp.

Le restaurant propose des produits locaux extrêmement raisonnables. Un homme vous stoppe à vingt mètres du restaurant. Il vous salue. Il vous dit que le restaurant prépare de très bons plats. Il se met devant votre moto et parcourt avec vous les derniers mètres. Il vous aide à parquer. Il vous devance pour demander une table à la serveuse. Il s’assied avec vous. Il vous demande ce que vous voulez manger. Il demande à la serveuse de vous amener de l’eau. Il vous demande ce que vous voulez boire.

Vous craquez :

- Bon, tu es qui ? Tu travailles ici ?

Il vous regarde, affalé sur sa chaise. Il est vêtu d’habits grossièrement raccommodés. Il lui manque des dents. Il doit avoir presque 60 ans.

- Non, je veux juste aider mon ami !

- Mais je ne suis pas ton ami, écoute… je ne veux pas paraître grossier, mais je viens de passer cinq heures sur la route, dans des bouchons, j’ai besoin de me retrouver au calme avec moi, tout seul, le temps de manger.

Il ne dit rien mais il comprend. Il reste assis en face de vous. Il rompt parfois le silence d’un “vous venez d’où” et d’autres questions du même genre qu’il pose autour de silences plus longs.

Il vous regarde pendant que vous mangez. Vous lui proposez un bout de poulet. Il se lève : il ne veut pas de poulet, il voudrait de l’argent, il en a besoin.

- Non, pas comme ça, je ne peux pas donner tout le temps à tout le monde, pas comme ça.

Le monsieur est triste. Une immense culpabilité s’empare de vous.

Il est très difficile de dire non, mais vous êtes sans cesse pris à parti pour donner, donner, donner, comme si la couleur de votre peau vous rendait riche. Vous savez bien qu’un franc n’a pas la même valeur pour eux que pour vous, mais tout de même, si vous donnez vingt fois un francs à des inconnus, vous leur changez peut-être la vie, mais avec votre budget de 30 chf par jour, vous changez aussi votre destin à vous.

Vous devez apprendre à dire non, plus souvent, arrêtez d’aider tout le monde sous prétexte que vous êtes blanc.

C’est le cœur un peu lourd d’avoir dit non à ce monsieur que vous rejoignez votre camping. Un couple de Suisses est déjà là. Vous faites connaissance, vous décidez de partager votre repas. Alexandra a acheté des bananes sur la route, elle propose de tenter de cuisiner de l’alloco maison. L’alloco, c’est en quelque sorte une caramélisation de la banane plantain si présente en Côte d’Ivoire. On en ferait un dessert en Europe, mais ici, ils le mangent avec de la viande ou du poisson. Pourquoi pas. Son ami va chercher la recette sur Youtube et vous passez la soirée à tenter des recettes et boire des bières. L’endroit est magnifique. Passer une soirée avec ces Suisses vous ramène une petite odeur de réconfort, un goût de maison. Heureusement, car la banane plantain manière Youtube n’est pas très bonne.

Vous partagez votre bouteille de rouge alors que la nuit est tombée depuis un petit moment. Des vagues de 3-4 mètres vous bercent de leur bruit.

Noël approche.

Vous vous présentez dans les locaux de Jicé pour entendre ce qu’il a à vous dire. Il semblerait que sa proposition soit “non refusable” !

Jicé est entouré d’un avocat, d’une représentante de la gérance et de quelques-uns de ses collaborateurs. De votre côté, vous êtes venu avec votre épouse, ses compétences d’avocate vont peut-être vous aider.

Vous décidez de la jouer profil bas, vous voulez juste entendre ce qu’il a à dire, puis prendre le temps d’y réfléchir.

Vous vous souvenez de cette discussion avec effroi.

Jicé vous a expliqué que vous n’aviez pas le niveau, que vous jouiez dans la cour des grands, que ce n’était pas de sa faute si les travaux allaient trop lentement, ni le COVID, ni rien.

Mais il vous aime, il apprécie votre énergie, il sait que vous allez faire de grandes choses. Il est là pour vous le prouver. Il est là pour vous aider.

Un regard à votre épouse avant de découvrir sa proposition :

- Je te propose de racheter HENIGMA SA pour 250’000 CHF, payé cash dans cette valise, ce soir.

Petit regard à votre épouse. Vous lui dites :

- J’ai emprunté un million de francs pour réaliser ce que j’ai construit sur le site d’Yverdon. C’est facile à prouver puisque j’ai dû faire un emprunt pour réunir cette somme. Ta proposition ne couvre même pas un quart de ce que j’ai investi.

Jicé se lève, il tend son doigt vers vous :

- Oui, mais c’est mieux que rien. Tu vas tout perdre tu sais, je crois que tu ne te rends pas compte. Cet argent, tu le caches, tu le gardes, tu fais ce que tu veux avec, mais HENIGMA, que tu la vendes ou non, je peux déjà te dire que tu peux faire une croix dessus !

Vous prenez vos affaires.

Vous quittez la pièce.

Les deux heures de routes qui vous séparent de votre maison vous permettent de réfléchir, mais à quoi ? Comment vous en sortir ? Comment protéger ce que vous avez bâti de vos propres mains de ce genre de loups ?

Ce que Jicé ne savait pas, c’est que jamais vous auriez accepté de vendre HENIGMA, jamais !

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