45. Badro Escobar

45. Badro Escobar

Vendredi, Février 21, 2025 [ROMAN]

Chapitre 45 IOVMEDR

Vous allez rester un mois à Abidjan, butinant de maison en camping et inversement. Déjà parce que Charlotte va venir vous rejoindre pour passer les fêtes de fin d’années, mais aussi parce que vous devez prendre le temps de réfléchir à ces trois mois que vous venez de vivre. Durant la deuxième semaine, alors que vos plaies se sont refermées, vous rencontrez au bord de l’eau, Junior. C’est un jeune garçon de 25 ans. Il exerce le métier de logisticien à Abidjan. Il est fasciné par votre histoire. Vous profitez de son temps pour lui poser un bon millier de questions. Il vous parle de Badro Escobar. Un blanc qui est né à Abidjan de parents libanais. Un multi-entrepreneur qui possède des hôtels, des bars, des restaurants, mais ce jeune homme de moins de 40 ans est surtout un motard confirmé qui fait le buzz en Afrique de l’Ouest sur les réseaux sociaux. On parle de 35’000 abonnés sur Youtube et 700’000 sur Instagram. En Afrique, tout est possible, vous vous retrouvez donc à prendre rendez-vous chez lui à Assanie où il possède un lieu qui propose plage, restauration et bar. Vous prenez Junior avec vous, pour le remercier de vous avoir mis en contact et vous débarquez un samedi à Badro Beach pour découvrir ce spécimen rare qui défraie les chroniques locales.

Comme à chaque fois, vous n’êtes pas au bout de vos surprises.

Badro est un petit homme assez frêle, le corps tatoué presque intégralement, avec de longues rastas sur la tête qu’il coiffe en chignon. Il s’assied avec vous, vous partagez une chicha et une fois mis de côté le sujet de la moto, -il aime la vitesse-, vous découvrez un homme qui a le cœur sur la main.

Sa philosophie est simple : il a décidé d’un montant mensuel de gain qui le rend heureux.

Heureux avec un grand H.

Il n’a pas articulé de chiffres, mais vous avez l’intuition qu’il estime que son bonheur coûte environ 3’000 EUR par mois. Cette somme lui permet de profiter d’un toit, de manger à sa faim, de s’acheter la moto qui lui plaît et de recevoir de temps en temps ses amis et sa famille.

Au-delà de ce montant, l’argent l’ennuie. Il n’est pas du genre à s’acheter plusieurs voitures, plusieurs motos, il n’a pas besoin de s’habiller d’une deuxième peau de paillettes et de frous-frous pour se sentir être quelqu’un. Alors depuis une dizaine d’années, chaque montant qu’il gagne au-dessus de son besoin, il le redistribue à des gens de Côte d’Ivoire, avec une préférence pour les enfants : il achète du mobilier pour une école du nord, des cahiers pour une école d’un village plus au sud, des médicaments pour ceux-ci ou un concert de musique pour ceux-là.

Il est bien conscient de se satisfaire de donner autant que ceux qui le reçoivent, mais c’est sa raison de vivre. Il est sur terre pour remplir cette mission-là.

Vous êtes fasciné par cet homme.

Vous parcourez ses réseaux tandis qu’il prend quelques minutes pour gérer ses affaires et en effet, il n’est pas en train de faire des wheelings à moto, mais il distribue des cadeaux de toute sorte à son prochain.

Ce continent est quand même le continent de tous les possibles !

Vous roulez pour revenir sur Abidjan, des étoiles plein les yeux. La nuit tombe. Une nuée de chauves souris fait son voyage journalier du sud vers le nord. Vous n’arrivez pas à définir clairement quel enseignement tirer de cette rencontre.

Vous décidez de vous laisser imprégner non pas de l’histoire, mais plutôt de l’énergie incroyablement positive qui émanait de ce petit homme.

Lorsque Charlotte vous rejoindra, vous souhaitez lui présenter Badro.

Vous ne le savez pas encore, mais vous reviendrez cinq fois profiter de son énergie.

Le 21 décembre 2020, la commune d’Yverdon débarque donc en grande pompe dans votre espace loué. Ils constatent avec bonheur que votre cahier des charges est entièrement respecté : les issues de secours sont conformes au concept, les portes, les espaces, les chemins de fuite, votre patente de cafetier-restaurateur, les dimensions de votre bar comme le mobilier de votre espace : tout est conforme à votre demande préalable et aux autorisations décidées par le canton.

Vous êtes aux anges.

Ce qui pose problème, par contre, ce sont trois éléments étranges :

- lorsqu’on allume les robinets des toilettes, l’eau ne coule pas;

- les panneaux de sorties de secours sensés s’illuminer ne s’illuminent pas;

- et le chemin d’accès qui permet d’entrer dans votre espace n’a pas reçu l’autorisation d’exploiter et donc la commune pourrait vous autoriser à exploiter, mais techniquement, les clients ne sauraient pas par où passer pour accéder à votre lieu de loisir.

Vous rigolez.

Un rire jaune tant cela semble absurde.

Vous cherchez une caméra cachée, mais sans succès. Vous êtes dans une pièce de Kafka ?

- Les trois points que vous soulevez ne sont malheureusement pas de mon ressort : les arrivées d’eau et d’électricité jusqu’à l’étage sont de la responsabilité du propriétaire, quant à la passerelle qui permet aux clients d’accéder à mon espace, elle-aussi est de la responsabilité du propriétaire !

Le responsable de la commune acquiesce.

- En effet, mais vous ne pouvez pas décemment exploiter sans que ces conditions soient acceptées. Il n’est pas du devoir de la commune de savoir qui est responsable de quoi. Nous, nous venons, nous constatons et, le cas échéant, nous délivrons ! Dans votre cas, nous passerons à nouveau fin mars pour voir si on peut enfin vous délivrer cette autorisation. Joyeux Noël !

Ils partent. La séance aura duré 20 minutes.

Vous vous asseyez sur un fauteuil proche de l’entrée. Vos employés sont là, votre directrice aussi. Vous contenez vos larmes et vous savez que l’injustice est telle que vous n’êtes pas sûr de pouvoir vous relever d’une telle décision !

Le jour suivant, Jicé vous convoque dans son bureau : il a une offre à vous faire, une de celle que vous ne pourrez pas refuser !

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