
Chapitre 43 IOVMEDR
Vous arrivez à Abidjan le lundi matin.
1’200 kilomètres dans votre état, c’est presque un exploit.
Vous vous dirigez immédiatement vers le garage Honda officiel de Côte d’Ivoire.
Ce soir, vous serez dans votre petit appartement au nord d’Abidjan, avec piscine et air conditionné. Vous avez réservé pour une semaine. Il est vraiment temps de vous reposer.
Vous laissez votre moto au garagiste. De prime abord, vous vouliez juste un devis et un rendez-vous, mais il vous assure pouvoir faire le nécessaire aujourd’hui encore. Vous avez sur vous environ 300 CHF en monnaie locale, vous espérez que cela suffira pour les réparations. Vous avez viré sur votre carte de crédit prépayée un gros montant samedi, qui devrait déjà être sur votre compte en ce moment. Le mécano assure que la moto sera prête vers 17h, qu’il vous faut revenir à ce moment-là.
Vous vous mettez en quête d’un bancomat. Vous aurez aussi besoin du montant exact pour payer votre appartement. Vous savez d’expérience qu’il est impossible de rentrer dans ce genre de location sans paiement préalable. Au sein de la première banque, pas de retrait possible : ni visa, ni mastercard. Vous vous concentrez pour trouver la bonne banque. Vous en faites plusieurs, avant de comprendre que le problème n’est pas la banque mais votre carte prépayée. Elle n’est simplement pas chargée. Vous cherchez une banque qui délivre les cartes maestro. Sur votre compte, il y a suffisamment d’argent si votre carte de crédit, elle, n’a pas été chargée. Vous parcourez la ville en taxi, testant trois nouvelles banques, mais impossible de retirer du cash.
Vous contactez la Suisse. Charlotte accepte de prendre contact avec la banque pour comprendre ce qu’il se passe. Elle vous rappelle vers 14 heures :
- La banque m’a dit que l’argent devait arriver.
Vous attendez près du bancomat.
Chaque 15 minutes, vous entrez dans la petite salle pour tenter un retrait qui ne vient pas. Vers 16h30 heure de Suisse, vous commencez à paniquer. Vous renvoyez un message à la Suisse. Réponse :
- La banque dit que tu as fait l’ordre de virement trop tard aujourd’hui et que le paiement se fera demain sans faute.
- J’ai fait l’ordre de payement samedi, il y a deux jours.
- Je suis désolé, mais la banque est fermée.
- Je vais tenter un transfert sur une autre carte alors. Ne t’inquiète pas.
Vous retournez au garage.
Les réparations coûtent exactement le montant que vous avez sur vous, en cash. Vous vous dirigez vers votre appartement mais la femme qui vous accueille vous dit que sans payer la chambre, elle ne vous laissera pas entrer.
Vous faites demi-tour et retournez vers une énième banque.
Votre nouveau virement n’a pas fonctionné. C’est étrange.
Il est 18h30, la nuit tombe. Vous êtes au nord d’Abidjan, dans une ruelle qui ressemble à un bidonville, sans argent et sans possibilité de bouger. De plus, vous n’avez plus d’essence.
Vous décidez de faire la seule chose qui semble raisonnable : dormir sur place. Comme à Boké, les bancomat sont des endroits relativement sécurisés. Vous discutez avec la sécurité sur place. Le gars n’est pas hyper chaud, mais il vous fait comprendre que le mieux est de rejoindre ces gens qui dorment tous les jours dans la rue, vous serez plus discret, sans menace de vous faire voler. Vous ne monterez donc pas votre tente au milieu de la rue. Vous dormirez accroché à Lily.
Espérons que tout se passe bien.
Et c’est le cas.
Vous vous réveillez aux aurores le matin, une femme vous tend une brochette d’une viande inconnue. Elle ne possède rien, mais elle vous en offre un peu. Vous devez avoir une gueule de déterré.
À 9 heures, vous tentez un nouveau retrait : rien, pas d’argent, ni sur votre première carte, ni sur la seconde, ni sur la maestro. Pourtant, vous voyez sur votre téléphone qu’il y a plus de 2’000 CHF sur votre compte en banque.
Vous reprenez contact avec la Suisse.
- La banque dit que l’argent sera sur ton compte à 14 heures au plus tard. Vous savez que Charlotte se démène pour trouver une solution là-bas. Elle est dans tous ses états de vous savoir à la rue.
Vous passez la matinée à échanger avec Esté, une femme noire qui vit dans la rue. Elle vous parle de ses échecs, de ses enfants qu’elle a perdu, de ceux qu’elle ne verra plus jamais. Elle parle de son pays avec fierté, comme si le destin était responsable de la situation, mais pas son pays, non ça jamais.
De temps en temps, vous testez un nouveau retrait avec vos trois cartes, mais rien n’y fait.
Il est 14h30, vous ne recevrez jamais l’argent de votre compte, celui que vous avez durement gagné, celui qui vous appartient.
Vous envoyez en Suisse un message méchant :
- Je crois que je vais crever en Côte d’Ivoire, ma foi.
L’argent arrivera vers 16h30.
Avec cet argent, vous pourrez vous acheter des crédits pour votre téléphone, vous pourrez rejoindre votre appartement, vous pourrez vous installer enfin, vous pourrez oublier tout ce temps perdu.
- Charlotte ? Merci, tu sais ce qu’il s’est passé ?
- Oui, ton compte bancaire était bloqué.
- Ah bon ? Mais comment ça se fait ?
- Alors, je te répète ce que m’a dit la banque : comme ton épouse refuse de prendre ton courrier chez toi, la banque a reçu le courrier en retour. Visiblement les banques ont le droit de bloquer ton compte bancaire si tu n’as pas de domicile en attendant de connaître le nouveau, c’est ce qu’ils ont fait !
- Mais j’ai un domicile, j’ai une maison !
- Ce n’est visiblement pas ce que dit ton épouse.
- Mais elle ne peut pas décider de mon domicile ?!?
Vous êtes confus.
Charlotte a donné l’adresse du bureau pour démêler la situation, vous lui devez une fière chandelle. Vous vous étiez imaginé soudain que votre voyage s’arrêterait là, que vous seriez destiné à vivre dans les rues d’Abidjan, sans ressources ni avenir.
Il est insensé qu’une banque avec laquelle vous travaillez depuis plus de 20 ans, qui est en contact régulier par mail avec vous, qui gère les comptes de votre société qui active ses comptes tous les jours, puisse sur une simple phrase de votre épouse bloquer votre compte bancaire sans vous demander votre version des faits.
Il est incroyable qu’une banque qui voit depuis deux mois vos activités bancaires depuis la côte ouest de l’Afrique puisse se dire qu’il est de bon ton de vous couper les vivres sans préambules.
Il est incroyable que votre femme puisse avoir autant de pouvoir pour vous démunir de tout, alors que vous êtes à 11’000 kilomètres de là.
Comme à l’époque à Yverdon, où le même jour où on vous informera que Jicé a annulé votre séance communale en votre nom, vous recevez de sa part une lettre recommandée : tous les travaux sont suspendus jusqu’au 1er février avec interdiction d’exploiter le site d’Yverdon.
Il n’y a aucune raison à cela. Le COVID est toujours menaçant, mais les activités sous conditions se poursuivent. Vous avez peur que la situation sanitaire se détériore et que vous deviez fermer un site que vous n’avez pas encore ouvert. Vous avez absolument besoin d’exploiter un moment, même petit, pour pouvoir exiger une aide pour vos activités, sinon vous n’avez pas d’autres choix que de licencier tout le personnel que vous avez déjà engagé.
Ce sont pourtant les bonnes personnes, vous ne pouvez pas faire ça !
Vous renvoyez les équipes suédoises chez elle.
Les équipes d’Europe de l’Est, les charpentiers et les peintres aussi. Vous aviez pris un appartement à Yverdon pour un mois, pour assurer l’ouverture que vous annulerez non sans frais.
Vous avez l’impression que votre vie s’arrête !