
Chapitre 41 IOVMEDR
C’est quand même difficile de tenir le coup. Vous vous en rendez bien compte. Vous auriez envie de vous poser, de vous reposer, mais vous êtes dans une sorte de fuite en avant. Votre objectif : sauver Lily, la réparer, lui redonner ses couleurs d’autrefois.
Vous vous rendez compte en roulant que son guidon n’est même plus dans l’axe.
Parfois, vous lancez un petit coup discret sur la poignée gauche. Vous souhaitez comprendre ce qu'il va se passer. Vous testez l’adhérence de la moto. Vous voulez vous préserver de la surprise.
Vous arrivez à Man.
C’est incroyable, cette ville, inscrite dans une jungle dominée par des blocs de pierres parallélépipédiques, vous vous croyez dans King Kong. Ce sont les mêmes décors. On parle de l’île de Kong, bien entendu et pas des grattes-ciel de la fin du film.
Sur votre application pour Overlander, vous avez hésité entre deux hôtels, mais celui vers lequel vous vous dirigez coche toutes les cases : pas trop cher, wifi, restaurant, bar et piscine.
Il est noté qu’il y a des chambres à 30 CHF, 45 et 60. Seule la première vous intéresse. Vous demandez à la réception de pouvoir vous loger. L’homme, très poli, vous explique qu’il n’y a pas de problème.
- On parle de la chambre à 30 CHF, n’est-ce pas ?
- Ah non, on parle du fait de pouvoir vous loger. Nous n’avons malheureusement que des chambres à 60 CHF.
Vous négociez. Vous n’en pouvez plus. `À la fin d’une discussion qui aura duré une trentaine de minutes, le réceptionniste accepte de vous louer une chambre à 60 CHF au prix de 45 CHF. Vous acceptez.
Vous n’avez plus qu’une envie: vous reposer. Vos blessures se sont rouvertes durant le trajet et vous sentez vos plaies aux genoux et au bras suinter douloureusement sous le tissu de vos habits.
À ce prix-là, il faut seulement que l’hôtel, conformément à ce qui est écrit à la réception, accepte les cartes de crédit. Juste ça et on est bon !
Piscine !
Bière !
Et farniente !
- Je vous paie par carte !
Silence.
- Oups, pardon monsieur, mais ça ne va pas être possible, l’appareil est en panne, dit-il en écartant ses bras de désarroi.
Vous explosez !
- Bon écoutez Monsieur, vous êtes bien gentil, mais annulez tout, je comprends bien que vous n’avez pas envie de moi dans votre hôtel et je ne vais pas me rabaisser à vous supplier de pouvoir dormir chez vous. Je prends mes cliques et mes claques et je m’en vais. Il y a assez d'hôtels à Man pour que je trouve quelque chose qui aura au moins la décence de m’accepter.
Le réceptionniste prend votre carte de crédit, la pose dans l’appareil et sourit :
- Oh ! L’appareil refonctionne, c’est merveilleux. Bon séjour chez nous monsieur.
Un homme que vous ne connaissez pas, d’âge mûr, a suivi toute la scène. Sa barbe de trois jours ne dissimule pas son sourire. Il vous suit jusqu’à votre moto. Alors que vous la débarrassez de vos affaires, il lâche un :
- N’oubliez pas votre caméra, c’est une denrée qui disparaît rapidement de nos jours en Côte d’Ivoire.
Le contact est établi.
Il se prénomme Marc, il est ici avec son épouse pour le week-end prolongé, il est motard, président d’un club à Abidjan. Il serait honoré de partager un moment avec vous.
Vous exigez seulement un peu de patience : déposer vos affaires, prendre une douche, vous changer et vous serez à sa disposition pour un apéritif.
Cet homme que vous ne connaissez pas, vous attend au bar de la piscine avec du désinfectant. Vous allez passer l’après-midi à parler ensemble de moto, de l’Afrique, de la Côte d’Ivoire. Il verra en vous votre détresse, l’état de fatigue, que vous transpirez à grosses gouttes, il vous fournira des adresses, des contacts, il vous réservera même un hôtel à Yamoussoukro qui n'épuise pas votre porte-monnaie.
Ce jour-là, vous serez son invité.
Il vous décrira son pays, sa langue, les différentes cultures qui habitent la Côte d’Ivoire. Vous en ferez un ami. Un être inoubliable qui ne s’en rendra certainement jamais compte mais vous lui devez votre moral, votre appétit de découvrir le pays et toute l’énergie nécessaire pour atteindre Abidjan.
De solitaire meurtri, vous êtes soudain un motard aimé et bichonné.
Cette rencontre n’a pas de prix.
À un moment donné, vous échangez vos coordonnées. Son regard s’arrête sur votre nom :
- Tu es un Franzetti ?
- Oui, répondez-vous en souriant.
- Tu sais qu’en Côte d’Ivoire, il s’agit d’un des plus grands noms de la construction ?
Vous venez de comprendre pourquoi le policier de la brigade des stupéfiants vous a laissé partir sans souci à la douane précédemment.
“Merci cousin, on ne se connaît pas, mais merci !”, pensez-vous en levant votre cocktail en direction du ciel.
Vous ne le savez pas encore, mais malgré quelques tentatives de se revoir à Abidjan, vous ne reverrez plus ce Monsieur Marc. Vous auriez voulu vous montrer à lui sous un meilleur jour, une fois reposé, mais vous sentez qu’il ne sert à rien d’insister et vous ne garderez de ce hasard que le souvenir éphémère d’une rencontre qui a modifié durablement et solidement votre voyage africain.
Exactement l’inverse de la rencontre avec Jicé !
Après avoir discuté avec lui sur les modalités de votre partenariat sur Yverdon, vous avez senti que le courant passait bien. Vous ne connaissiez pas ce monde des affaires, mais Jicé vous a tout de suite considéré comme son égal. Vous êtes rentré en Valais avec des cœurs plein les yeux et vous avez informé vos partenaires bancaires et étatiques de votre volonté d’investir dans ce projet. Ils vous ont fait confiance. Vous avez donc demandé à Jicé deux conditions, assez faciles à accepter d’ailleurs : d’avoir l’exclusivité du divertissement pour les adultes sur le site et de ne devoir payer le premier loyer qu’à l’ouverture du centre et pas avant. Comme on était en plein COVID et contraint par l’état de rester fermé, cette seconde condition n’était pas vraiment discutable, Jicé lui-même était soumis à ces restrictions.
Pour lui, il était important d’avoir un locataire, -son locataire le plus important d’ailleurs puisqu’on parle d’un loyer à 20’000 CHF / mois pour une surface de 1’000 m2-. Le moment de l’encaissement du premier loyer n’est pas si important que ça, d’autant plus qu’on ne va pas mettre en péril un partenariat qui devra durer une bonne dizaine d’années au moins.
Ces deux conditions sont d’ailleurs acceptées. Vous les formalisez dans un contrat pour l’exclusivité et dans un mail pour ce qui est du premier loyer. Elles ont d’ailleurs été exigées par vos partenaires qui sont d’accord, au vue de votre business plan, de vous accorder un prêt de 600’000 CHF pour commencer les travaux dès que possible.
Jicé est heureux.
Vous vous appelez au moins une fois par semaine, il est impatient de vous voir débuter vos travaux. Vous n’êtes finalement que son locataire mais on sent chez lui une envie d’un partenariat plus large. Il souhaite proposer à la clientèle du centre des packs qui réuniraient ses activités de restauration et vos activités de divertissement, vous acceptez dans ce sens de renoncer à votre système de caisse afin d’être uniforme dans le centre et de permettre un croisement plus efficace des caisses des partenaires sur le site. Dans le même sens, vous renoncez à faire de la restauration chaude afin de lui montrer votre engagement à prendre la restauration chez lui et de ne pas faire concurrence à son activité principale.
Fin août, ordonné par la Confédération, les activités de divertissement peuvent reprendre en Suisse sous différentes conditions. Même si le bâtiment n’est pas terminé, vous êtes en passe de débuter les travaux. Vous vous rencontrerez avec Jicé pour mettre au point un plan infaillible : s'il vous garantit une ouverture en décembre, alors il pourra avoir rapidement son premier loyer. Cela vous permet d’engager le personnel et de faire tourner la machine même à bas régime, à cause des restrictions du Conseil Fédéral relatifs au COVID. Vous êtes assuré d’être aidé par la Confédération pour le manque à gagner et tout le monde y trouvera son compte.
Jicé accepte ! Ce ne sera pas un problème. Vous pouvez débuter les travaux, engager le personnel et préparer votre ouverture.
Vous convoquez la municipalité pour les différentes autorisations d’exploiter début décembre en vue d’une ouverture le 15 décembre 2020.
Tout roule comme sur des roulettes. Vous êtes impatient. Nous sommes début septembre et dans trois mois, le deuxième centre d’Henigma ouvrira ses portes !