
Chapitre 35 IOVMEDR
Vous vous êtes fixé de ne pas mettre de réveil, jamais.
Entre la nuit qui tombe rapidement en Afrique et le soleil qui frappe fort tôt, vos horaires sont en train de changer. Vous vous réveillez régulièrement avant 8 heures, mais vous ne prenez la route que vers 9h30-10h. Il ne sert à rien de se précipiter dans l’enfer de la circulation.
Vous vous faites un café avec votre réchaud et votre cafetière napolitaine. Vous repensez à tout ça: ces gens, cette jungle, ces chimpanzés et cet esprit du village.
Vous êtes bien ici.
Vers 8h45, vous prenez votre courage à deux mains et vous commencez à paqueter vos affaires. Avant le voyage, vous pensiez que ce serait éprouvant de faire vos bagages presque tous les jours, pour les défaire tous les soirs, mais c’est un rythme à prendre, cela vous va bien. De plus, vous entrez dans une certaine routine qui vous permet d’optimiser le temps. Et puis le temps, vous en avez. Il suffit de faire les choses les unes après les autres, tout simplement.
Pendant votre rituel, les gens du village viennent tour à tour vous saluer, simplement par curiosité. Vous échangez quelques mots avec eux tout en ficelant vos affaires à Lily.
Lorsque vous êtes prêt, par pudeur certainement, il ne reste plus que Bobo. Il a préparé une facture, vous le payez en laissant forcément un peu plus d’argent. Il refuse mais vous lui expliquez que votre expérience a, elle aussi, un prix.
Vous faites un signe de la main tandis que vous vous éloignez. Il n’est pas temps d’être sentimental, mais vous surprenez une larme qui pointe au coin de votre œil.
Direction le Liberia, un pays dont vous ne connaissez rien, comme d’habitude. Trente kilomètres de piste avant de rejoindre la route et quelques dizaines de kilomètres plus loin, la frontière.
Il faudra beaucoup de temps à la justice suisse pour refuser votre plainte: presque un an. Ils vous expliqueront que le délai pour ce genre de plainte, c’est trois mois. Hélas, vous aviez quelques jours de retard (18 septembre, 22 décembre). Vous en discutez avec votre épouse qui confirme les délais de prescription. Elle vous propose de vous attaquer à lui au civil. Il a une responsabilité dans les sommes que vous avez perdu. Il serait utile de lui en demander réparation.
Donc en septembre 2018, vous vous entourez d’un avocat sédunois qui y voit toutes les chances de succès. Il va vous accompagner dans cette difficile épreuve.
Mais tout en roulant sur les routes de Sierra Leone, vous savez déjà l’issue de cette procédure qui va s’enliser. Cet avocat réputé donnera votre dossier à une avocate fraîchement diplômée qui fera plusieurs erreurs, vous changerez d’avocat, vous arriverez enfin après presque quatre ans à demander l’audition de témoins.
Vous en proposerez une trentaine, tous au courant de l’affaire, vos anciens partenaires, employés ou amis. Le juge décidera de n’entendre que quatre d’entre eux. Il pense que cela suffira à faire la lumière sur la vérité.
Or quatre années se sont écoulées. Parmi ces quatre témoins, le juge entendra un témoin qui validera vos propos. Le second se trompera d’une année et expliquera qu’il ne se souvient plus très bien, mais qu’il croit savoir seulement que vous lui deviez de l’argent, des factures en retard. Le troisième dira qu’il ne veut pas de problème avec la justice, qu’il ne se souvient de rien. Et le quatrième à être interrogé sera un homme dans la bonne fonction dans l’entreprise que vous avez désignée, mais hélas il ne travaillait pas là au moment des faits, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un avis sur une question qu’il ne connaît pas.
Le juge décidera, après 5 ans de débat, qu’il semble que les éléments ne sont pas suffisants pour faire toute la lumière sur l’affaire. Il reconnaît la faute pénale de Filou, mais malheureusement prescrite. Par contre, si on est absolument sûr que la société s’est effondrée le 18 septembre 2016 et sûr aussi que Filou avait fait une faute relevant du pénal à cette date, rien n’assure qu’il y ait un lien de causalité entre les deux.
Le lien de causalité.
Le doute profite à l’accusé.
Vous avez envie de pleurer.
Bien entendu que le seul à pouvoir avouer sa faute, c’est Filou lui-même, et que jamais il n’acceptera d’endosser cette faute. Il est idiot, mais pas à ce point-là.
Alors avec votre avocat, vous faites recours, vous expliquez au juge qu’il y a au moins un mail qui atteste de vos dires, un mail de l’époque concernée. Il y a aussi au moins un témoignage qui atteste de vos dires, un témoignage qu’il a lui-même requis.
Quant aux autres témoins, vous vous permettez de lui signaler que l’un d’eux n’était pas en fonction à l’époque des faits et que l’autre s’est trompé d’une année : bien entendu que vous lui deviez de l’argent une année après les faits, conséquences des agissements de Filou.
Il faudra encore attendre 2 ans pour avoir une réponse à ce recours. Le tribunal confirme le jugement sans autres explications. Le tribunal n’explique pas pourquoi il n’a pas tenu compte des témoignages ou des preuves que vous avez mis en évidence.
Votre avocat pense que les chances de succès au tribunal fédéral sont minces. Votre protection juridique vous explique qu’elle ne vous suivra pas.
Vous êtes dépité.
Dans l’intervalle, -car 6 ans, c’est long,- vous avez réussi à payer toutes les dettes de l’entreprise. Il reste le prêt bancaire de presque 100’000 CHF. Vous êtes sous le coup de douze fautes pénales, accusé par Filou. Vous avez bien été acquitté en première instance, mais le Filou a fait recours.
C’est certainement la fin de vos illusions et de cette affaire.
Maintenant vous ne pouvez plus que perdre. Gagner, c’est seulement perdre moins, mais perdre quand même.
De plus, vous vous rappelez lorsque Filou vous avait dit avoir tout payé concernant votre nouveau jeu, juste avant Essen ? Le Filou avait prêté quinze mille francs, pour vous cacher son incompétence. Il avait entré une écriture sous un faux nom pour ne pas que vous vous en rendiez compte. Il réclame aujourd’hui le remboursement de ce prêt. Il vous attaque en justice pour cela.
Heureusement votre autre société, HENIGMA, va plutôt bien et sans faire des miracles, elle vous permet quand même d’engranger l’argent nécessaire à votre survie.
Parce que c’est ce que vous êtes : un survivant, rempli d’un sentiment d’injustice qui vous enrage.
Il est temps de rejoindre le Liberia !