
Chapitre 34 IOVMEDR
Les gens du village vous ont proposé un trône pour regarder le spectacle. Vous êtes entouré des enfants du lieu. Ils ont aussi mis une chaise pour asseoir une femme enceinte presque à terme à vos côtés. En face de vous, l’orchestre constitué de trois tambours et le reste des femmes du village qui chantent en choeur.
L’esprit vient !
En rentrant d’Essen, vous avez à cœur de recréer quelque chose. D’abord parce que vous êtes sans le sou et qu’il va bien falloir gagner votre vie si vous voulez manger, mais surtout parce que tout ne peut pas s’arrêter comme cela.
Vous aviez travaillé sur un projet assez fou en début d’année, HELVETIA Games Event, un projet au sein même de votre entreprise qui permettrait aux gens de faire des jeux mais en live, sur place, comme une sorte de télé-réalité sans la télé.
En effet, vous aviez constaté que le monde du jeu de société en Suisse est en perdition, entre autre parce que beaucoup de vos clients viennent tester les jeux chez vous, participer à vos soirées, mais qu’ils préfèrent ensuite acheter les jeux qui leur plaisent non pas chez vous, mais sur des sites de vente en ligne des pays voisins afin d’augmenter l’offre et de diminuer le prix, même pour quelques euros seulement.
Afin de pallier cela, leur proposer un produit original et unique, qu’ils ne pourraient jouer que chez vous, vous semble une évidence. Mais ce projet n’était pas au goût de Filou. Vous ne pouviez pas dire non à toutes ses propositions et sur celle-ci, vous aviez renoncé.
Mais ça c’était avant. Avant qu’il ne publie vos secrets sur internet et qu’il ne fasse tout exploser. Le projet est analysé, vous en aviez fait un business plan, vous aviez même déjà imaginé quelques produits. Il est temps de le ressortir du tiroir et de le remettre à jour.
L’esprit est une sorte de bête de branche et de poils qui danse devant vous, sous le chant des femmes et au rythme du tambour. L’effet visuel et sonore vous plonge dans une sorte de transe puissante. Vous êtes assiégé de sons, de lumières, de visions et d’odeurs tout à la fois.
Plusieurs fois durant sa danse, l’esprit s’arrête soudainement et se fige. Tous les enfants sautent alors sur lui et lui prodiguent des caresses en répétant des mots que vous ne comprenez pas, comme pour lui redonner sa force.
Parfois même, c’est sur vos genoux qu’il se fige, -vous apprendrez plus tard que c’est pour vous signifier son amitié-, et vous vivez les caresses des enfants en immersion totale.
Vous passez donc tout le mois de novembre à travailler sur les produits de votre nouvelle entreprise qui s’appellera HENIGMA, possédant en elle le clin d’œil des premières lettres d’HELVETIA Games Event. En moins d’un mois, vous travaillez sur la nouvelle charte graphique, sur le logo, sur les slogans “devenez le héros de votre soirée”, mais surtout, vous écrivez le premier jeu live de votre catalogue, la Conicine, un jeu live pour 15 à 25 personnes, un polar contemporain, hommage à Agatha Christie. Vous en écrivez les vingt-cinq rôles, pour hommes, femmes, et vous faites même des personnages à l’histoire modulaire qui permet de jouer avec le nombre de joueurs requis sans perdre le fil de l’histoire.
Pour y arriver, vous travaillez jour et nuit. Vous faites des essais, tout seul dans votre bureau, jouant tous les rôles. Début décembre, vous trouverez deux groupes de personnes prêtes à tester le jeu. Vous ferez sept tests complets d’ici fin janvier afin de proposer ce jeu à la vente dès mi-février. Il y a les travaux d’écriture, bien sûr, mais aussi les décors, les costumes, la musique, les accessoires. Cela vous prend toute votre énergie, une énergie motivée par le sentiment de mourir financièrement si vous n’avez pas rapidement un produit à proposer à vos clients.
Cette transe crée une sorte de bordel organisé dans votre tête, vous vous sentez planer et vous êtes harcelé par les émotions, comme si toutes vous tiraillaient par un bras ou une jambe. Au moment où tout s’arrête, vous respirez un bon coup, à la fois soulagé mais aussi inquiet de savoir que c’est déjà fini.
L’esprit du village s’en va.
Les femmes et les enfants du village veulent poursuivre l’expérience. Ils se mettent en cercle, soutenus par les tambours, elles se mettent à chanter et les enfants à danser.
Vous vous levez pour poursuivre la fête avec eux.
Mais finir les choses bien, c’est aussi parler à vos partenaires financiers : les banques et les instituts d’aide à l’entreprenariat avec qui vous avez avancé dans ce projet. Vous faites donc le tour de ces partenaires durant le mois de décembre, pour leur expliquer, pour trouver des solutions. Ils ne sont pas prêts à abandonner leur créance, mais ils vous font confiance. Vous allez vous relever et gagner avec votre nouveau projet. Ils vous soutiennent, mettent entre parenthèses les plans de paiements, mais maintenant, il va falloir attaquer en justice, vous n’avez pas le choix. Il va falloir récupérer votre argent.
Alors le 22 décembre 2017, juste avant Noël, vous vous dirigez vers le poste de police de Sion et vous déposez plainte. Vous expliquez la situation. Vous pleurez un peu. Le froid de la ville ressemble étrangement au froid qui s’agite dans votre cœur. Après plusieurs mois de travail effréné, vous ressentez la solitude du rien, ce temps qui vous permet de prendre conscience que vous avez tout perdu, que Filou a bien réussi son coup par un seul mail malveillant. Les policiers sont compréhensifs, presque empathiques, mais vous rentrez chez vous le cœur lourd.
Une seule solution : remettre le travail sur le métier et travailler, travailler et travailler encore.
C’est Noël !