Chapitre 29 IOVMEDR
Pour rester quatre nuits, il vous faut un wifi ou une carte sim. Sinon, c’est compliqué pour vous d’à la fois donner des nouvelles, de travailler sur votre projet culturel et de planifier la suite du voyage.
Le jeune homme qui vous a accueilli hier l’a bien compris. Il vous présente Marcel, le gamin à tout faire du lieu.
Marcel a quinze ans. Il rêve de devenir avocat. Il trouve qu’il y a trop d’injustices en Guinée et il veut changer cela. Il ne connaît pas son père mais sa mère l’aide tout ce qu’elle peut.
De votre côté, c’est compliqué. Vous avez des principes moraux très solidement ancrés. Vous vous étiez promis plusieurs choses avant d’entamer ce voyage : donner de l’argent à des enfants ou les faire travailler faisaient partie des limites non négociables que vous vous étiez fixées.
Marcel vous explique une nuance qui vous fait sourire. Il n’a pas de contrat de travail, pas de patron. Mais pour réaliser son rêve de faire des études, il faut payer son école, ses livres et différents frais. Alors il offre ses services à ceux qui sont prêts à payer pour pouvoir mettre cet argent de côté.
En gros, Marcel est un auto-entrepreneur !
Il va vous falloir plusieurs heures pour absorber ce point de vue. Vous l’invitez à manger avec vous en ville pour plusieurs raisons : c’est lui qui va vous y emmener en moto-taxi (oui, à 15 ans), il va vous trouver une carte sim (il connaît quelqu’un) et il va vous faire goûter du rat, enfin, de l’agoutis pour être précis.
Tout se passe exactement comme prévu. Vous ne savez pas comment Marcel se débrouille pour vous obtenir une carte sim, mais vous êtes étonné, pour l’obtenir, de devoir être pris en photo avec votre passeport ouvert dans la main et le petit Marcel à vos côtés.
L’agoutis est une viande relativement plastique, très bien épicée pour en faire passer la texture, mais dans votre bouche, c’est assez ressemblant à de la couenne de porc.
Vous faites partie de ces motards qui sont incapables de monter sur une moto en tant que passager depuis que vous avez vous même votre permis. L’expérience de monter sur une 125 cm3 avec un jeune homme sans permis vous guérit. L’expérience est étonnante, mais vous êtes surpris par votre calme et votre acceptation malgré la situation.
Revenu au camping, vous dégustez les joies d’être à nouveau connecté tout en vous imprégnant d’une chicha au goût de banane.
Vous êtes au paradis.
Filou a en effet payé la production des jeux. Sabbat Magica paraîtra comme prévu en octobre.
Vous profitez d’ailleurs de ce mois de septembre pour appeler un ami comptable qui va venir regarder votre comptabilité. Vous le faites sans en parler à votre associé, toujours en Belgique. Il y a, depuis ce début d’année, passablement d’alarmes qui résonnent dans votre tête. Filou a tendance à vouloir “utiliser des trucs de CFO” comme il le dit pour optimiser les marges. Par exemple, il propose de mentir à l’institut financier, qui est aussi votre partenaire, afin de ne pas payer l’entier de la commission qu’ils demandent. Il menace aussi des clients de longue date pour des payements en retard, leur faisant parvenir des factures avec des frais de rappel indécents.
Vous êtes bien conscient qu’être CFO, c’est aussi avoir une main de fer dans un gant de velours, mais vous n’êtes pas prêt à payer le prix d’en perdre vos valeurs pour ce fait. Une entreprise se construit sur le long terme et vous êtes d’avis que vos clients, à moins d’une faute grave, doivent être bien traités et respectés.
Votre ami comptable fouille vos chiffres. Ses conclusions sont un coup de massue pour vous : Filou truque la comptabilité, il fait des écritures frauduleuses qui sont passibles de sanctions pénales.
Il n’est plus temps pour vous de tergiverser. Comme cette comptabilité n’est pas encore validée par la fiduciaire, elle n’est donc pas encore passible de vous mettre en prison, mais il va falloir corriger cela. Comme vous n’avez pas d’argent, impossible de mandater quelqu’un.
Vous allez devoir faire le job !
Vous passerez tout le mois de septembre à apprendre la comptabilité, que ce soit par la lecture de livre comme “La comptabilité pour les Nuls” pour commencer, puis par d’autres ouvrages plus complets, mais aussi en visionnant des milliers d’heures de vidéo sur Youtube pour vous en expliquer les fondements et leurs applications.
Vous n’oublierez jamais ce mois de septembre 2016. Il vous rappellera l’été où vous avez appris le Grévisse par cœur afin d’entrer au collège, même si cela n’était pas nécessaire. Il vous rappellera aussi vos semaines d’endurance à l’armée. Mais la comptabilité ! Quelle horreur de le faire comme ça, à ce rythme-là et avec cette motivation-là.
Novembre et décembre de cette même année, vous reprendrez toute la comptabilité. Vous la remettrez à zéro et à l’aide des comptes bancaires, vous repasserez chaque écriture, plus de treize milles lignes, pour vous assurer que vous ne finirez pas en prison.
En aspirant sur l’embout de votre chicha, vous demandez à Marcel :
- Mais pourquoi j’ai dû faire une photo pour avoir ma carte sim ?
Il rougit un peu, intimidé par la question.
- Vous savez, c’est pour la résidence, sinon impossible d’en obtenir une.
- Oui, je m’en doutais, mais sur mon passeport, il y a une adresse en Suisse, pas en Guinée.
- Vous avez raison, c’est pour cela que j’étais sur la photo.
Vous ne comprenez pas vraiment. Alors il vous explique mieux :
- J’ai dit au monsieur que vous étiez mon papa, que vous m’aviez adopté hier pour m’aider dans mon projet d’étude et que vous habitiez avec moi, comme un papa quoi.
Vous toussez ! Vous avez certainement avalé de travers. C’est quoi cette histoire !
- Mais je t’ai adopté ? C’est quoi ce délire.
- Ne vous énervez pas. C’est comme ça qu’on a eu une carte sim. Parce que vous êtes résident. Parce que vous m’aviez adopté. Mais demain matin, j’irai dire que ça n’a pas fonctionné et que vous êtes reparti en Suisse, qu’on s’était mal compris.
Vous le regardez bouche-bée !
- Ça ne vous portera aucun préjudice, croyez-moi. Mais c’est super, non ? Vous avez votre carte sim.
Comment reprocher à un enfant ce que vous avez-vous même vécu en Suisse avec le contrat de Filou qu’il s’est écrit avant que le jour suivant vous l’annuliez par un second écrit.
C’est bizarre de voir l’acte de Marcel comme un truc de "sauvage africain” qui joue avec les lois, tandis qu’en Europe cela tend à être un “fameux coup qui joue avec les limites de l’administration et de la loi”.
Encore une fois, c’est l’angle de vue que vous apportez aux évènements qui en font une valeur morale, ou non.
Vous reprenez votre chicha.
Il ne sert à rien de vous fâcher, ni d’avoir des mots pour le jeune Marcel. Il a fait ce que vous tenez pour une valeur d’intelligence : trouver une solution à un problème donné.
Tous les moyens ne sont pas bons, tous les coups ne devraient pas être permis.
Mais dans ce cas précis, que peut-il arriver ?
Au pire, vous aurez eu un fils guinéen pour une journée seulement !