19. Arnaque

19. Arnaque

Dimanche, Décembre 22, 2024 [ROMAN]

Chapitre 19 IOVMEDR

Et si ça ne marchait pas ?

Et si votre plan, pour vous ressourcer, vous renforcer et revenir plus dynamique que jamais n’était qu’une illusion ?

Si les problèmes, vous les aviez pris avec vous ?

Vous ne cessez d’alimenter votre colère avec vos souvenirs, et même les 6’000 kilomètres entre la Suisse et vous n’éloignent pas votre aigreur.

La Gambie sera décidément un mauvais souvenir.

Vous prenez la route, heureux d’être entier avec tout votre matériel.

Vous n’arrivez pas à effacer de vos souvenirs, ces personnes âgées, blanches, qui siégeaient sur la plage avec des midinettes de 14 ans. Cela concerne tant les hommes que les femmes, mais ce tourisme là vous a choqué.

Vous comprenez bien que chacun y trouve son compte, mais quand même, vous avez de la peine à accepter ce genre de “tourisme”.

Vous pensez à votre dernière fille, du même âge.

Vous ne pouvez vous empêcher de vous dire que si elle devait coucher pour de l’argent avec un touriste très riche, même si vous profitiez de cet argent vous aussi, vous haïriez ces touristes.

Vous êtes bien conscient que vous projetez vos propres valeurs sur un monde qui n’est pas le vôtre.

Il n’empêche.

La douane, bientôt de retour au pays de la danse et du sourire, le Sénégal.

Mais votre souffle se coupe à la sortie de la Gambie.

La personne au guichet s’étonne de votre visa de transit de 72 heures. Vous lui prouvez que vous êtes bien dans les temps, mais vous comprenez que ce n’est pas le problème. Deux hommes armés vous amènent dans un bureau derrière le poste frontière. Le chef de la douane vous y attend. Il vous demande combien vous avez payé pour ce visa de transit. Il vous explique que ce visa de transit n’existe pas pour les Suisses, que le visa coûte 100 EUR dont il va falloir vous acquitter sur le champ.

Vous paniquez.

Vous lui montrez le site du TCS, confirmant que le visa est gratuit.

- Ce visa est en effet gratuit pour les Suisses de la partie anglophone. Mais pour les francophones, c’est 100 EUR.

Vous avez beau lui expliquer que la Suisse anglophone n’existe pas, que même la Suisse francophone est une simplification d’une réalité plus complexe; que la Suisse, c’est 26 petits pays réunis par envie, que chaque petit pays est souvent le partage de plusieurs langues. Vous êtes valaisan, un canton qui est peuplé de germanophones, moins nombreux que les francophones, c’est vrai, mais on ne peut pas simplifier en disant que le Valais est francophone.

Le douanier ne sourcille pas.

Vous ne savez pas que faire : lui proposer de l’argent ? Vous énerver ? Demander à parler à son supérieur ?

L’air se fait rare dans cette arrière salle, vous avez chaud.

Vous décidez de vous mettre à pleurnicher.

- Je veux juste aller au Sénégal, c’est tout, laissez-moi partir.

Contre toute attente, le douanier vous regarde.

- D’accord.

Il tamponne votre passeport.

Vous sortez de la douane, libre comme l’air.

La douane sénégalaise est une pure formalité. Vous prenez la route en direction de la Guinée-Bissau. Vous vous demandez si ce n’est pas trop beau pour être vrai.

La Casamance est un pays magnifique. Si on ressent le côté festif et riant du Sénégal, on y découvre des panoramas exceptionnels. Les routes sont compliquées, avec des trous énormes qui apparaissent de manière surprenante le long de votre trajet.

Vous n’en revenez pas de ce passage de douane !

Lorsqu’il a parlé d’une Suisse anglophone qui n’existe pas, vous étiez certain d’y passer. Qu’est-ce qui, tout à coup, a convaincu ce douanier de vous laisser partir sans encombres.

Votre paranoïa revient subrepticement vous attraper alors que vous poursuivez en direction du sud : vous allez vous faire arrêter plus loin ! Quelqu’un va venir vous dépouiller durant la nuit ! Il vous manque un document !

Mais rien de tout cela n’arrivera.

Vous avez gagné ce bras de fer sans combattre, comme un signe du destin qui continue de vous protéger dans ce voyage d’une vie.

Vous décidez de faire halte à Ziguinchor, dernière ville avant la Guinée-Bissau. Vous logez dans la maison d’une gentille dame qui ne demande que l’équivalent de 10 EUR pour la nuit, mais se situe en face d’un hôtel 4*. Vous profiterez d’aller vous reposer au bord de la piscine de l’hôtel contre la promesse de souper dans leur restaurant.

Vous y ferez la rencontre de Fifi, un français qui organise des séjours de trail dans la région. Il vous expliquera la vie au Sénégal et vous préparera pour la traversée de Guinée-Bissau puis de Guinée.

Ces paroles valent de l’or. Il vous explique qu’il ne sert à rien de prendre la route que vous prévoyez de prendre en Guinée : avec votre moto, il y a peu de chance que vous y parveniez. Vous notez l’autre parcours, plus facile, afin de provoquer votre chance.

Vous vous souvenez d’un de vos principes : “entre la route et la piste, choisis toujours la route”.

Le soir, seul dans votre chambre, vous repensez à cette étonnante Gambie. Vous avez bien conscience d’avoir eu très chaud à vos fesses, mais vous êtes persuadé que c’est le pays le plus corrompu que vous ayez traversé depuis le début de votre voyage. Pourvu que ce ne soit pas que la préface de méthodes bien installées dans les pays que vous allez traverser plus au sud.

En y repensant, vous vous demandez si ce que vous avez vécu, c’est ce qui peut se retenir de la Gambie. Vous vous dites que peut-être vous avez joué de malchance et que ce pays ne peut se résumer à votre expérience.

Vous aviez prévu de traverser la Gambie d’ouest en est avant de vous rendre à nouveau au Sénégal, mais la peur au ventre, vous vous êtes précipité hors de ce pays maudit… en tous cas pour vous.

Mais ce sentiment d’avoir été arnaqué va prendre une autre direction juste avant de vous endormir. En effet, vous êtes en contact via les réseaux sociaux avec un couple, parti en mai de Suisse, qui fait le même trajet que vous.

Ils sont en ce moment même dans la partie nord du Sénégal.

Vous discutez un peu.

Mélanie, la jeune femme du couple, vous explique qu’ils ont décidé de contourner la Gambie, parce qu’ils sont retournés en Suisse un petit mois en octobre, et ils en ont profité pour appeler l’ambassade qui leur a dit que dorénavant, pour la Suisse, le prix du visa est de 100 CHF.

C’est étrange.

C’était donc vrai.

D’un sentiment d’arnaque monumentale, vous vous dites soudain que vous êtes peut-être le dernier ressortissant suisse à avoir traversé la Gambie avec un visa de transit lui ayant coûté 10 EUR, l’argent venu du cœur.

L’arnaque devient peut-être une incroyable chance.

C’est un peu ça, le continent africain, un pays du tout possible où le flou des renseignements fait de votre expérience une chance ou un désastre selon l’angle que vous décidez d’y apporter dans votre regard.

Vous décidez de pardonner à la Gambie.

Vous vous endormez sereinement.

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