
Chapitre 17 IOVMEDR
Vous roulez rapidement jusqu’à la frontière Gambienne.
Vous vous êtes bien préparé. Vous vous arrêtez dans un petit hôtel très sympathique proche de la frontière, avec une petite piscine et du wifi acceptable. Vous avez contrôlé une dixième fois : la Gambie, pour les ressortissants suisses, exige un visa qui peut se faire à la frontière, mais qui est gratuit pour les séjours de moins de 90 jours. C’est le TCS qui le dit. Il y a bien entendu tous les avertissements qui préviennent que cela a peut-être changé, mais pour le moment, en vous basant sur leur indications, vous n’avez jamais eu de problème.
Robert, l’allemand qui est sur le même projet que vous, vous a écrit quelques messages : il est passé en Gambie avec un autre Suisse, tout s’est bien passé, pas de problème, pas d’argent dépensé, très rapide.
Vous êtes confiant.
Pourtant, en arrivant dès le lendemain à la douane, tout devient compliqué. Le chef des douanes vous explique que pour la Suisse, le visa coûte 1’000 EUR. Vous rigolez. Il se reprend : il voulait dire 100 EUR. Vous rigolez encore. Vous lui dites que vous savez que le visa est gratuit, vous avez d’ailleurs un ami qui vient de passer sans souci.
Le douanier vous explique que votre ami ne parlait pas français, et que le visa est essentiellement pour les francophones.
Vous êtes rempli d’un sentiment étrange.
L’homme, assis sur sa chaise, prend son passeport à lui, il vous le montre. Il vous présente la page sur laquelle il y a un visa suisse, payé 100 CHF, à l’époque où il a visité votre pays. Il vous explique qu’il n’y a aucune raison que lui doive payer 100 CHF pour venir chez vous, mais que vous n’avez pas besoin de payer pour aller chez lui.
Vous avez l’envie soudaine de lui expliquer que cela n’a rien à voir, que vous n’êtes pas responsable des accords entre vos deux pays, que vous n’êtes pas responsable de la Suisse, que vous n’est pas responsable de tout.
Mais vous le regardez.
- Je pense que je vais contourner la Gambie alors, c’est plus simple pour tout le monde. Moi, je voulais juste visiter votre pays, parce que je suis là, et que je suis curieux. Mais ma curiosité ne vaut pas 100 EUR.
Il vous regarde à son tour. Il aimerait bien que vous visitiez son pays. Il vous propose alors de vous faire un visa de transit de 24 heures. Vous négociez 5 jours. Il finira par vous en proposer un de 72 heures. En échange, il veut une somme qui est dictée “par votre cœur”.
Vous lui donnez l’équivalent de 10 EUR.
Il pose sa griffe sur votre passeport, il note la date et l’heure et ajoute en grand à côté : 72 heures. Il vous rend votre passeport, il vous menace :
- Si dans 72 heures tu n’es pas ressorti du pays, je mets toutes les troupes à ta recherche.
Vous lui signalez que vous avez bien compris l’idée.
La Gambie est un pays étrange, les gens vous proposent sans cesse une aide que vous n’avez pas demandée. Ils pénètrent allègrement votre zone d’intimité (l’espace qui correspond à moins d’un mètre autour de vous) et vous apportent leur soutien : une bière, un coca, une carte sim. Il vous propose une aide qu’ils vous imposent.
- Tu as la tête de quelqu’un qui désire une bière.
- Non ça va, merci.
- Et bien je t’en ai amené une, tu ne peux pas te voir, mais moi je te dis que tu as vraiment besoin d’une bière.
- Non, vrai…
Il pose la bière dans votre main.
- Cela fait 2000 CFA (environ 2 EUR).
Et c’est continuellement ainsi.
Vous avez envie de crier, qu’ils vous laissent en paix, qu’ils s’éloignent de vous.
- Tu veux entrer sur le bateau ?
- Oui.
- Regarde, je t’emmène prendre un ticket, viens avec moi.
- Non, c’est bon, le guichet est 3 mètres devant moi, je vais réussir à me débrouiller.
- Oui, mais le prix n’est pas le même si tu vas tout seul ou si tu vas avec moi.
- Bon, OK, alors je viens avec toi.
Après avoir acheté le billet :
- Viens avec moi, je vais parler à mon cousin, et il va te permettre de passer devant tout le monde pour prendre le bateau.
- Écoute, c’est très gentil, mais je vais juste attendre là, que la porte s’ouvre, et lorsqu’elle le sera, je prendrai le chemin du bateau comme tout le monde. J’ai le temps, je suis en vacances, je n’ai pas besoin de passe-droit.
- D’accord, je comprends, mais si tu ne viens pas avec moi, tu comprends que peut-être tu attendras 3 ou 4 bateaux avant de pouvoir monter.
- J’ai compris, je viens avec toi.
Cela fait à peine 2 heures que vous êtes en Gambie, vous n’en pouvez plus.
Trop d’interactions sociales, trop de mensonges, l’impression d’être arnaqué, tout le temps, et en anglais, ce qui vous demande un effort de concentration.
Vous savez que c’est peut-être vous qui déclenchez cela, que c’est peut-être la faute à pas de chance, que vous êtes au mauvais endroit au mauvais moment. Que c’est quand même pas de bol de tomber sur le douanier qui était venu en Suisse en gardant un mauvais souvenir.
Cela vous rappelle votre belle-famille. C’était leur méthode, de vous apporter une aide que vous n’aviez pas demandée, puis de vous reprocher de ne pas les remercier pour cette aide.
Ils vous proposent de cacher un mur situé au-dessus de votre maison. Un simple mur de soutènement de 5 mètres de large sur 3 mètres de haut. Vous aimez bien ce mur, vous avez même l’idée de l’aménager avec ce tableau métallique, souvenir du Festival de Locarno lorsque vous aviez été membre du jury des jeunes en 1994. Ce sera très beau, depuis votre piscine, de regarder ce mur entouré de végétation, avec Catherine Jacob en 2 mètres sur 2, le regard en écharpe, filmée sur le plateau de “3 couleurs : rouge”.
Mais le matin suivant, le mur est recouvert d’une dizaine de noisetiers qui bordent nouvellement votre terrain et dont les branches vont recouvrir ce fameux mur. Adieu Catherine Jacob, adieu projet culturel.
Vous êtes fâché. C’est votre terrain, votre mur, votre maison. De quoi je me mêle. Votre épouse vous soutient, mais bon, c’est quand même très gentil.
Non, ce n’est pas gentil, c’est intrusif.
Pour la paix du voisinage, vous décidez de communiquer votre désaccord, mais pas plus.
Votre beau-père sera vexé que vous ne le remerciez pas, alors qu’il a passé presque la totalité de la journée à vous rendre ce service.
Un service que vous n’aviez pas demandé.
C’était seulement un exemple. Ce genre d’aide non-sollicitée intervenait trois, quatre, cinq fois par an, avec toujours dans le regard ce reproche de n’être pas suffisamment redevable de tout ce qu’ils font pour vous.
Vous buvez votre bière en regardant l’océan. Vous souriez en pensant que votre belle-famille avait peut-être du sang gambien. Vous écartez cette idée idiote de votre tête en souriant.