
Chapitre 1 IOVMEDR
Tous les matins, vous vous réveillez en sueur.
Tous les soirs, vous n’arrivez pas à dormir.
Ces cauchemars vous pourrissent la vie. Vous avez des envies folles : prendre un flingue, aller voir Jipé ou Abdel, les coincer dans un coin de chemin sombre, la nuit, pour leur tirer une balle dans les genoux. Les voir souffrir. Regretter ce qu’ils sont vraiment.
Vous avez tout pour rendre cela possible : l’arme, la volonté et l’instruction.
Chaque année, des milliers de personnes sont victimes d’agression sans qu’on les retrouve. Vous avez assez bossé avec la police pour connaître leur processus.
Ce serait facile, d’autant plus que ce qui vous botte, c’est de leur faire payer, pas de ne pas être retrouvé. De toute manière, dans l’état où vous êtes, dans l’état de votre vie, peu importe d’être retrouvé ou pas !
Mais cette colère !
Putain de colère !
Il faut apprendre à l’évacuer.
Dans la nuit, éveillé, à vous retourner mille fois dans toutes les positions, vous vous faites des films : vous vous imaginez, l’attendant devant son restaurant, à le suivre jusque chez lui. Vous voyez exactement où vous poster, les jumelles en main, pour le surveiller plusieurs jours afin de connaître ses habitudes. Vous savez comment abandonner votre moto, assez loin, parcourir les derniers kilomètres à pied, pour que personne ne puisse faire le lien.
Vous entendez son rire. Vous allez lui fermer son clapet. Il est important que justice soit rendue. Comme celle des hommes prend une éternité à l’être, vous profiterez de gagner du temps. Vous ne voulez pas le tuer, oh non, comme ce serait facile. Vous voulez simplement lui rendre la vie tellement insupportable que chaque pas, chaque mouvement qu’il fera durant le reste de ses jours lui rappellera votre bon souvenir et lui fera regretter sa bêtise.
On ne s’attaque pas impunément à vous !
Et la nuit recommence.
Vous avez appris à ne plus vous énerver face à ces insomnies. Vous êtes patient jusque vers 3 heures du matin, puis, si le sommeil ne vient pas, alors vous vous levez, vous prenez votre moto et vous allez faire un tour. Dans votre esprit, faire une nuit blanche, de temps en temps, ne tuera pas son homme. Alors vous acceptez le deal, et c’est ainsi que souvent, vous parcourez les routes valaisannes plutôt que de vous énerver dans votre lit.
C’est beau, une région qui dort.
On ne se rend pas compte du calme qui règne entre 3 et 5 heures du matin, lorsque tout le monde somnole paisible, bienheureux au fond de son lit.
Vers 8 heures, vous passez au bureau. Il est temps de revêtir votre costume de chef d’entreprise. De traiter les sujets urgents. Vous n’avez pas créé tout cela pour que tout s’effondre sur une simple colère du patron.
Vous êtes le patron.
Vous n’avez pas le droit de tout envoyer balader.
Pas sur un coup de tête, pas ainsi.
De toute manière, vous n’êtes pas comme ça. Vous avez beau vous imaginer rendre justice par le mal, mais vous êtes quelqu’un de bien. C’est peut-être vous le problème. Il ne faut pas réagir comme ça. Vous allez non seulement vous rendre fou, mais vous allez mourir de colère et de tristesse.
Votre plan est bon : partir, laisser derrière vous tout cela afin de vous ressourcer, en finir avec les cauchemars et revenir en forme.
Laisser des personnes dont c’est le métier s’occuper de faire payer ces gens.
Le sommeil est vital. Moins vous dormez et plus vous êtes énervé, susceptible et les idées noires hantent chaque parcelle de votre vie; il y a aussi le fait de dormir dans une tente, jour après jour, à voir le soleil se coucher, à sentir le froid envahir votre espace, chaque pluie, chaque neige, chaque gel devient pour vous une horreur à maîtriser, sinon à subir. Vous vous en faites, des films, tandis que vous dormez dans 2 mètres carrés, sans confort, avec votre pull qui vous sert soit de coussin, soit de protection thermique. En regardant les étoiles, soir après soir, vous laissez remonter cette colère, car contrairement à ce que vous enseigne la vie, ce n’est pas toujours de votre faute : il existe des gens sur cette planète qui ont décidé un beau jour de vous tuer, de vous mettre à mort, juste par plaisir, par arrogance ou par mauvais esprit. D’habitude, conscient de la lenteur de la justice, la plupart des victimes abandonnent, laissent couler, se disent que ce sera mieux après, ailleurs, autre part.
Mais vous ne pouvez pas penser comme cela. Lorsque vous vous investissez dans un projet, c’est à chaque fois un projet de vie. Vous vous lancer à cœur perdu, émotionnellement très investi. Dans votre esprit, vous voulez bien accepter les revers du destin, mais pas ceux de la bêtise des hommes. Ce n’est pas un choix, c’est inscrit dans vos gênes : c’est viscéral.
Vous avez assez travaillé pour la Confédération pour savoir que dans notre démocratie, tout n’est pas possible. Mais vous vous réveillez un matin en constatant que oui, tout est possible, au moins durant un temps. Vous vous êtes fait dépouiller de votre première entreprise par un Belge peu scrupuleux en 2016, vous avez intenté un procès contre cette homme la même année. Vous êtes sûr de gagner ! Ce qu’il a fait ne se fait pas. Nous sommes en 2024. La cause n’est toujours pas jugée. On demande plus de preuves, d’autres expertises, on fait recours.
Huit ans et pas un rond.
Vous êtes censé faire quoi ?
C’est juste un exemple, cet évènement qui déclenchera la suite de l’histoire, vous en consacrerez un chapitre plus tard. Pour l’instant, il s’agit de gérer votre colère, de vous calmer, de replier votre tente et d’aller travailler.
La première condition à votre projet, c’est d’assurer un revenu, même minime, pour que votre voyage soit possible. Mais c’est surtout de rassurer les gens qui comptent sur vous, de les soutenir et de leur donner toutes les armes pour garantir un avenir malgré votre départ.
Votre plan prend forme dans votre tête : solidifier votre amour, consolider vos entreprises, apaiser vos enfants et préparer votre voyage.
Ce sont les quatre points essentiels à votre départ.
Quatre chapitres de votre vie à garantir pour que votre départ soit possible dans les meilleures conditions. Vous avez 9 mois pour le faire, une période de gestation. D’ici au 14 octobre, tout doit être parfait.
C’est long 9 mois, quand tout vous pousse à partir !
Mais ce temps est le garant que tout se passera bien. C’est aussi l’occasion pour vous de reprendre le dessus, de dompter cette colère et de passer d’un plan de fuite à un projet réfléchi. Vous êtes convaincu que la fuite n’est pas la solution, même pas une option. Ce qu’il faut, c’est planifier, organiser et préparer afin de faire de ce voyage non pas un suicide reporté, mais une thérapie réfléchie.
Un jour vous reviendrez… peut-être… mais si vous deviez revenir, alors il faut que les problèmes aient été résolus. Par vos amis, vos enfants, le destin, mais surtout le temps. Vous serez alors dans une telle forme que s’il reste quelques problèmes, normalement vous devriez pouvoir y faire face sans y laisser votre santé.
Votre moto est au garage aujourd’hui. Nous sommes le 12 septembre et dans un mois vous prendrez la route. Au début de tout ceci, vous avez pensé que 9 mois, ce serait trop, que vous ne résisteriez pas à prendre la route avant. Vous pensiez que peut-être, ce temps ferait taire votre colère.
A l’aube de partir, vous savez que ce n’est pas vrai. Elle est toujours là, plus présente que jamais. Vous avez toujours vos cauchemars et il vous tarde de prendre la route. Cette dernière phase est la plus dure, mais l’essentiel des préparatifs est derrière vous. Vous savez que vous êtes sur la bonne voie, que votre plan va fonctionner.
Vous avez besoin de ce dernier mois pour affiner les derniers éléments.
L’été est passé !
Vous aviez si peur de l’été.
Vous avez l’impression que vous êtes à bout touchant. Putain de colère. Vous lui ferez la peau dès votre entrée au Maroc. Encore quelques vaccins et vous prendrez la route.
Vous êtes impatient.
Mais votre cœur est plus léger qu’en janvier.